VOIES PARISIENNES · ACCUEIL 

La rue Campagne-Première

 

L’origine du nom  ·  Curieux nom que Campagne Première : est-ce parce que la campagne apparaissait pour la première fois au Parisien qui empruntait ce chemin, une fois dépassé le mur des Fermiers généraux (actuel boulevard du Montparnasse) ? Ou bien le souvenir d’un lointain gallo-romain du nom de Primus ? Non, c’est tout simplement parce que le propriétaire de ces terrains, un nommé Taponier, général de son état, lui donna ce nom en souvenir de sa première campagne militaire (Hillairet).

 



La promenade en partant du boulevard  Montparnasse  ·
  Une lourde porte au n° 9, que l’on peut pousser dans la journée, s’ouvre sur une cour allongée bordée de nombreux ateliers d’artistes. C’est avec les morceaux de bâtiments provenant de l’Exposition universelle de 1889 que l’architecte construisit cet ensemble de plus d’une centaine d’ateliers. Le peintre français Othon Friesz, connu pour les œuvres de sa période fauve et enterré au cimetière Montparnasse, s’y installa ainsi que le surréaliste Giorgio Di Chirico. Dans les années 1910, les artistes changent de colline ; à la suite de Modigliani, qui habita au n° 3, ils quittent Montmartre, où les loyers sont devenus trop chers, pour s’installer dans les quartiers populaires de Montparnasse.

 

 

Un peu plus loin, l’immeuble du n° 12 nous rappelle le Paris d’avant Haussmann : rarement plus de quatre étages, façade crépie de plâtre, persiennes en bois. On pourrait le qualifier d’immeuble balzacien. Lui faisant face, un café qui ne semble pas avoir beaucoup changé depuis les années cinquante, décennie du néon et du formica. Une plaque discrète, apposée sur le coin gauche de l’immeuble, rappelle qu’Eugène Atget vécut ici. Bien oublié de nos jours, ce photographe né en 1857 et mort à 80 ans, nous a laissé un témoignage inappréciable sur le « Vieux Paris », les quartiers et les métiers déjà en voie de disparition à cette époque. Le successeur de Nadar et Marville, l’aîné de Doisneau et Willy Ronis.

 

Faisons encore quelques pas et une voie privée, fermée d’une grille, apparaît à notre gauche. C’est le passage d’Enfer. Vu du boulevard Raspail, le passage d’Enfer nous offre une impression rare dans Paris : celle d’une voie pavée sans aucune voiture. Nous voilà replongés en 1830 ou en 1855. C’est d’ailleurs cette année-là qu’eut lieu un étrange fait divers, une sorte d’affaire d’honneur qui fut relatée jadis par Léo Malet :
 

Monsieur Juge, directeur de l’École Normale, héla un fiacre place de la Concorde, conduit par Collignon. À l’arrivée, il y eut un échange un peu vif sur le prix de la course. Monsieur Juge en avisa la direction de la compagnie qui convoqua Collignon pour lui demander d’aller voir le plaignant pour s’entendre avec lui. Collignon se rendit passage d’Enfer, où résidait M. Juge. L’affaire était arrangée, lorsque Collignon sortit de sa blouse un pistolet et tua net son interlocuteur d’une balle dans la tempe ; il tira sur Mme Juge, accourue, mais la manqua. Il dit alors « je suis vengé » et dévala l’escalier alors qu’on criait « à l’assassin ! ». Arrivé devant la porte d’entrée, il ne put sortir, car un habitant l’avait fermée. Collignon lui confia qu’il était un honnête homme mais que « l’ouvrier était sacrifié ». L’homme écouta ses critiques de la société capitaliste ; c’était Joseph Proudhon, philosophe socialisant, connu pour sa formule « la propriété, c’est le vol ». Collignon fut jugé, condamné à mort et exécuté.

 

Toujours côté numéros impairs apparaît maintenant l’hôtel Istria · Symbole de l’âge d’or du Montparnasse cosmopolite, carrefour du monde, à cette époque où dans l‘un des cafés du boulevard, Trotski et Lénine pouvaient croiser le suisse Blaise Cendrars, mutilé de la première guerre, le peintre japonais Foujita, le dessinateur bulgare (et un peu érotomane) Pascin ou encore quelque romancier américain. C’est dans ce quartier que Maigret est aux prises avec le tchèque Radek dans la Tête d’un Homme. Ont vécu dans cet hôtel : Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Maïakovski, Picabia, Erik Satie.
Et Kiki de Montparnasse, égérie des artistes montparnos. Elle avait débuté en chantant à la terrasse de la Rotonde. Nombreux sont ceux qui la prirent comme modèle. Sa photo faisait la une des magazines, elle avait tout : argent, bijoux, fourrures, voitures. La Seconde Guerre mondiale lui fut fatale, Kiki de Montparnasse vit la fin de sa gloire, à la décrépitude physique succéda la déchéance sociale. Elle bascula dans la misère, allant d’un café à l’autre, de table en table, pour lire les lignes de la main. Alcoolique et droguée, elle mourut en 1953. Seul Foujita, assista à son enterrement à Thiais, au cimetière des pauvres. Destin qui rappelle celui de la Goulue...

 

Enfin, à l’angle du boulevard Raspail, au n° 31, un remarquable immeuble abritant des ateliers d’artistes et datant de 1911. L’immeuble est l’œuvre de l’architecte Arfidson. Mais plus que l’architecte, c’est Bigot qui a donné tout son caractère à cette façade. Cette vaste mosaïque de grès flammé conçue par le céramiste fut d’ailleurs récompensée par le grand prix des façades. Alexandre Bigot a laissé dans la capitale bien d’autres traces de son talent. Promenez-vous avenue Rapp et vous reconnaîtrez sans hésitation sa patte à un certain numéro.

 

Paris studio de cinéma   ·   1960 : les derniers instants de Michel Poiccard.

 

 

À bout de souffle ·  Jean-Luc Godard situe rue Campagne-Première la dernière scène de son premier film (et probablement son meilleur). Michel Poiccard, alias J.-P. Belmondo, voleur de  voitures et assassin d’un motard, termine ici sa cavale. « Je suis fatigué, j’en ai marre », dit-il face à la caméra lorsqu’il apprend que la police arrive. Sa tentative de fuite sans conviction n’ira pas au-delà du bout de la rue, deux balles dans le dos, et suivi par un mémorable mouvement de caméra. Allongé sur le pavé, « dégueulasse » sera son dernier mot, face à celle qui l’a dénoncé (Jean Seberg).